Congés menstruels : quels retours des différentes expérimentations ?
Chez Carrefour, dans la Métropole de Lyon ou à l’université, des congés menstruels se mettent en place. Ils soulèvent des questions liées au flou législatif ou au respect de l’égalité femmes-hommes.
Chez Carrefour, dans la Métropole de Lyon, dans des universités… les retours d’expérimentations de congés menstruels soulèvent des questions liées au flou législatif, au respect de l’égalité femmes-hommes ou au risque que la référence à leur spécificité biologique fait courir aux femmes en termes d’égalité professionnelle.
Expérimentations par des entreprises et des institutions, projets de loi… le « congé menstruel » est un sujet d’actualité en France et il existe déjà dans de nombreux pays (Japon, Corée du Sud, Indonésie, Taïwan, Zambie et Espagne). Le principe ? Offrir aux femmes souffrant de règles douloureuses la possibilité de s’absenter de leur travail. Bonne idée ? Pas si sûr.
Une analyse de la mesure prise par la Métropole de Lyon en septembre 2023 a été menée par un groupe d’étudiantes et d’étudiants dans le cadre de la Public Factory de Sciences Po Lyon. Ce dispositif pédagogique innovant est dédié à la « fabrique de projets » et à l’analyse de problématiques d’action publique et d’intérêt général. Leur travail nourrit cette synthèse.
15,5 millions de personnes menstruées en France
En France, en moyenne, les premières règles surviennent à l’âge de 12,6 ans et la ménopause à 51 ans. Entre les deux, presque 40 ans, et plus de 400 occasions d’avoir ses règles. On estime que 15,5 millions de personnes entre 13 et 50 ans sont menstruées en France. Au total, elles menstruent 2280 jours au cours de leur vie.
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Voilà quelques raisons de s’intéresser au sujet d’autant que ce phénomène, pour naturel qu’il soit, est parfois (très) difficile à vivre : douleurs, saignements anarchiques ou si abondants qu’ils conduisent à l’anémie, pathologies associées comme l’endométriose qui touche près de 10 % des femmes.
Des expérimentations chez Carrefour, la Métropole de Lyon, des universités…
Dans la vie professionnelle, presque 70 % des femmes entre 15 et 64 ans « participent au marché du travail » selon l’Insee, auxquelles s’ajoutent les étudiantes (qui représentent plus de la moitié des personnes fréquentant un établissement d’enseignement supérieur).
Les règles peuvent être très handicapantes. D’où l’idée d’offrir à celles qui en auraient besoin un congé spécifique : le congé menstruel.
En avril 2023, Carrefour est la première grande entreprise française à l’envisager, mais spécifiquement pour les femmes souffrant d’endométriose. De plus petites structures avaient ouvert la voie, telle l’entreprise toulousaine Louis, spécialisée dans le mobilier de bureau, qui permet aux « personnes menstruées » de « poser un jour de congé payé supplémentaire une fois par mois pour se reposer pendant les règles ».
Des collectivités territoriales leur ont emboîté le pas, à l’instar de la Métropole de Lyon, ainsi que des universités – selon diverses modalités – pour leurs étudiantes, mais pas pour les personnels (Angers, Paris-Est Créteil, Bordeaux notamment). Sciences Po Lyon a suivi en octobre 2024. Pourtant, l’idée n’est pas neuve : le Japon a inscrit un congé menstruel dans le Code du travail dès… 1947 !
La mesure soulève toutefois plusieurs questions :
Est-elle bénéfique du point de vue de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes ? S’agit-il d’une mesure de santé publique ? Est-ce l’occasion de visibiliser un sujet encore tabou ? Est-ce une fausse bonne idée, ou occasion de placer les questions de santé au centre du monde du travail ?
Le sujet est complexe. Et mérite un temps d’analyse.
Flou et obstacles juridiques
Le congé menstruel pose d’importantes difficultés juridiques, notamment dans la fonction publique. Au travail, les absences se soldent par une perte de rémunération, sauf à rentrer dans un cadre réglementaire défini : congés payés au titre de vacances, arrêts maladie indemnisés par l’Assurance maladie, etc.
Or la loi de transformation de la fonction publique (2019) supprimant les régimes dérogatoires à la durée de travail hebdomadaire de 35 heures constitue un obstacle majeur. Dans ce cadre, il n’est plus possible de créer de nouvelles « autorisations spéciales d’absence », pour utiliser les termes consacrés.
Les mesures de « congé menstruel » prises par les collectivités territoriales ont donc parfois été retoquées devant les tribunaux administratifs, mais ce n’est pas systématique. Pour l’instant, ce sont donc seulement des « expérimentations » qui ont été déployées dans le cadre d’un relatif flou juridique. De plus, le congé menstruel est parfois considéré comme attentatoire au principe de secret médical.
Un nombre considérable de bénéficiaires potentielles
Se pose en outre la question de savoir qui doit en bénéficier. La proposition de loi française évoque des « menstruations incapacitantes », ce qui permet d’envisager les règles douloureuses, indépendamment d’un diagnostic d’endométriose. Les dysménorrhées – douleurs de règles – concerneraient entre 40 et 90 % des femmes menstruées, ce qui en fait le trouble gynécologique le plus fréquent.
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L’imprécision de cette évaluation, comme la faiblesse de la réponse thérapeutique, eu égard à l’ampleur du problème, laisse rêveuse. Jusqu’à un tiers des concernées évaluent ces douleurs comme « sévères » entraînant une incapacité de travail de 1 à 3 jours.
S’y ajoutent les règles abondantes, correspondant à plus de 80 millilitres par jour (soit 5 cups de taille moyenne remplies, ou plus de 5 tampons super plus ou plus de 5 serviettes hygiéniques super plus remplies) et/ou d’une durée supérieure à 7 jours (chez 3 à 30 % des femmes en âge de procréer selon certaines estimations). Un nombre considérable de personnes pourraient donc être concernées.
Pourtant dans les faits, au sein de la Métropole de Lyon par exemple, entre septembre 2023 et avril 2024, il y a eu 117 bénéficiaires : 2,5 % de l’effectif de 4 700 agentes (50,32 % des 9400 agents sont des femmes). L’expérience japonaise montre également qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter : selon les statistiques du ministère de la santé japonais en 2020, moins de 1 % des femmes âgées de 19 à 49 ans ont bénéficié de la mesure.
Que nous dit la faiblesse de ces chiffres ? Qu’il n’y a pas d’abus. À moins que ce soit, aussi, le signe que ce n’est pas la bonne solution…
La question de l’égalité femmes-hommes
La mesure est volontiers présentée comme favorable à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ne constitue-t-elle pas plutôt un risque du point de vue de l’égalité professionnelle, entretenant l’idée que les femmes ne sont pas adaptées au monde du travail en général, et aux postes à responsabilités en particulier ?
Une chose est sûre, au sein de la Métropole de Lyon, les bénéficiaires interrogées ne font pas le lien entre la mesure et la question de l’égalité professionnelle, certaines considérant même que la mesure est contre-productive.
« On a toujours le risque d’être vues comme une tire-au-flanc », dit l’une d’elles qui redoute le report de sa charge de travail sur ses collègues, avec les conséquences qu’on imagine en termes d’organisation et d’ambiance dans le service. Des managers se défendent de tout comportement discriminatoire mais reconnaissent que cela peut « créer des discriminations à l’embauche ».
À l’université, pour les étudiantes, il faudrait aussi évaluer le préjudice que constituerait le recours au dispositif en termes de réussite. L’impact de la mesure doit pouvoir faire l’objet d’une évaluation rigoureuse et dépassionnée.
Les risques d’une référence à la biologie des femmes
Historiquement en tout cas, la dépréciation des femmes, empêchées par leur corps systématiquement présenté comme dysfonctionnel, n’est pas nouvelle. Elle leur a longtemps fermé l’accès aux responsabilités (sacerdotales, politiques, professionnelles, etc.), la possibilité de faire des études ou de prétendre à l’autonomie.
Pour les femmes, la référence à la biologie n’est jamais sans risque tant les mécanismes de la naturalisation qui permet d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire restent redoutablement efficaces et tant cette « mise en nature » fondée sur des caractères biologiques consacre l’infériorité des femmes. L’instrumentalisation de la biologie reste efficace. On ne peut l’ignorer.
Bénéficier d’espaces de travail adaptés ou souffrir à domicile ?
Du reste, tout indique que la mise en place d’un congé menstruel n’est susceptible d’effets positifs que si elle est assortie de campagnes de sensibilisation permettant de lever le tabou des règles dans le monde du travail. Dès lors, n’y a-t-il pas un paradoxe frappant à laisser les femmes en souffrance à leur domicile alors que l’aménagement des espaces de travail ouvre peut-être des solutions intéressantes ?
À la Métropole de Lyon, les bénéficiaires partagent des idées simples : des espaces « repos » permettant de s’allonger voire de faire la sieste, des bouillottes ou encore des postes de travail « assis-debout », de hauteurs réglables…
Dans cette dynamique, le sujet n’est pas évacué en même temps que les concernées renvoyées dans leurs foyers et cela permet de promouvoir une approche plus inclusive en termes de santé au travail.
Penser les règles douloureuses dans le cadre de la santé au travail
Le « congé menstruel » n’est donc peut-être pas la bonne solution, parce que c’est le problème qui est mal posé. Plutôt que d’envisager la question des règles invalidantes comme un sujet de « santé des femmes » dans une perspective mal ajustée d’égalité professionnelle entre femmes et hommes, nous proposons de changer radicalement de regard et d’envisager les règles douloureuses comme une maladie chronique, conduisant à inscrire la réflexion à leur sujet dans une politique globale de santé au travail.
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Les aménagements, du temps comme de l’espace de travail, sont globalement bénéfiques au-delà de la seule problématique menstruelle. Au regard de l’augmentation constante du nombre de personnes concernées par une maladie chronique dans notre pays, faire une place au sujet dans la sphère professionnelle paraît indispensable : c’est à la fois une question de justice sociale et de soutenabilité économique.
Muriel Salle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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