« L’économie générationnelle » : dépasser l’idée mortifère que la jeunesse est sacrifiée

L’étude des transferts entre les générations conduit à revoir l’idée reçue selon laquelle la jeunesse serait sacrifiée. Un rapprochement entre la démographie et l’économie est nécessaire.

Jan 15, 2025 - 17:21
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« L’économie générationnelle » : dépasser l’idée mortifère que la jeunesse est sacrifiée

Historiquement liées, longtemps dissociées, l’économie et la démographie ont renoué le dialogue pour donner naissance à un domaine de recherche particulièrement fécond. Au sein de celui-ci, l’étude des transferts monétaires entre les classes d’âges éclaire d’un jour nouveau les relations entre jeunes, actifs et retraités, et remet en cause l’idée de générations privilégiées ou sacrifiées.

Cet article est publié en partenariat avec le Cercle des économistes dont le numéro 5 de la revue Mermoz a pour objet, « Démographie, la transition silencieuse ».


L’économie et la démographie ne se concevaient pas initialement l’une sans l’autre. Au XVIIIe siècle, une question qui agite les esprits concerne l’évolution du nombre des hommes depuis les débuts de l’ère chrétienne, et une controverse fut d’ailleurs à l’origine de la popularisation du terme « population » qui était, auparavant, très peu employé.

Montesquieu, dans le vingt-troisième livre de l’Esprit des lois, utilise abondamment le terme « dépopulation », dont la racine latine qualifie le désastre d’un continent qui, selon lui, se dépeuplait. Il fallait dès lors suivre l’exemple des Romains et opérer une redistribution importante au bénéfice des plus pauvres. Et, convaincu, David Hume lui répond dans le dixième de ses Discours politiques. Comme Montesquieu, Hume n’utilise qu’incidemment le terme « population » mais ce sont ses premiers traducteurs qui l’introduiront en intitulant le discours, « De la population des nations anciennes. »

Le terme connaît un succès immédiat et on le retrouve très vite chez des auteurs français tels que Quesnay, Mirabeau ou Rousseau et britanniques tels que Price, Smith, et bien sûr Malthus. Mais les deux disciplines se sont progressivement séparées. La population tient une place très mineure chez Keynes ou Marshall, et est totalement absente de l’œuvre de Walras.

Des terrains féconds

Aujourd’hui, l’économie et la démographie se sont retrouvées et constituent un terrain de recherche fécond. Un premier ensemble d’économistes appliquent les méthodes de leur discipline à tout un ensemble de problématiques démographiques. Ils cherchent à comprendre les comportements de fécondité, d’union ou de migration. Leur père tutélaire est bien sûr Gary Becker et leurs applications sont très nombreuses tant en micro-économie qu’en économie de la croissance à long terme.

Génération Covid : les jeunes Européens sacrifiés ? France 24, février 2021.

Un second ensemble d’économistes s’attachent à comprendre les effets des changements démographiques sur l’économie, que ce soient les effets du vieillissement, de la migration, du divorce, etc., et réfléchissent aux politiques publiques les plus adaptées. Dans ce champ de recherche, un programme particulièrement fécond est celui de l’économie générationnelle, qui consiste à appréhender l’économie au travers des différents liens entre les générations, et en particulier au travers des différents transferts monétaires entre les classes d’âges.

Transferts d’argent entre les générations

Les transferts monétaires entre les générations sont multiples : ils sont non seulement bidirectionnels mais passent également par des canaux distincts. Certains transferts sont organisés par l’État via le système sociofiscal. Schématiquement, ce sont les impôts prélevés sur les actifs mais aussi sur les retraités qui permettent le financement du système éducatif (et donc des générations les plus jeunes) mais aussi des systèmes de santé et de retraite (et donc des générations les plus âgées). D’autres transferts prennent place au sein de la famille ; ce sont principalement les coûts liés à la prise en charge des enfants par leurs parents, mais aussi des transferts monétaires qui ont lieu aux âges adultes. Enfin, le système financier et d’assurance organise implicitement un transfert entre les générations car ce sont les plus jeunes qui épargnent et les plus âgés qui consomment le rendement de leur épargne.

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Animé par un collectif d’universitaires réunis autour de Ronald Lee et Andrew Mason, le projet des comptes de transferts nationaux vise à établir une comptabilité exhaustive de l’ensemble des transferts entre les générations qui soit cohérente avec le système des comptes nationaux. L’équipe française, composée notamment de Julien Navaux et Jacques Pelletan, a caractérisé l’ensemble des transferts intergénérationnels entre 1979 et 2019. Dans un article récent, nous avons notamment calculé pour chaque âge de la vie quelles étaient les parts respectives des différentes sources de financement de la consommation, comprise dans son sens le plus large car incluant non seulement la consommation de biens privés mais également la consommation de biens et services publics comme l’éducation ou la santé.

Qui paie pour qui ?

Les résultats pour l’année 2019 sont présentés dans le graphique 1. On voit que le financement de la consommation en début de vie est clairement dominé par les transferts publics (pris au sens large car ils incluent des transferts monétaires mais également des dépenses publiques que l’on peut associer ou non à une classe d’âge) et que progressivement la part des transferts privés (majoritairement intrafamiliaux) augmente.

À partir de l’âge adulte, les revenus individuels deviennent vite supérieurs à la consommation, et sont compensés par des transferts publics et familiaux négatifs. Ceci signifiant simplement que les adultes contribuent plus qu’ils ne reçoivent. À partir de la retraite, la part des revenus individuels dans le financement de la consommation diminue progressivement au profit des transferts publics. Il est évident que les types de transfert publics dont les personnes bénéficient évoluent au cours de leur vie (par exemple, des crèches et des écoles pour les plus jeunes et des retraites pour les plus âgés) et ce sont les montants moyens qui sont représentés dans le graphique ci-dessous.

Financement de la consommation à chaque âge par les ressources propres de l’individu, les transferts publics ou privés en 2019

Des jeunes de plus en plus dépendants

Au cours du temps, les parts relatives des différentes sources de financement de la consommation ont évolué. Si l’on considère les personnes de moins de 25 ans, la part du financement public est passée de 35 % en 1979 à 48 % en 2019 et celle du financement privé est passée de 32 % à 44 %. Ceci s’explique par l’allongement de la durée des études. De fait, les jeunes sont de moins en moins autonomes et de plus en plus dépendants des financements de l’État et de leur famille. Il est difficile dès lors de considérer la jeunesse comme étant sacrifiée car, au contraire, elle est de plus en plus prise en charge par les générations précédentes.


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Si l’on considère maintenant les personnes de 60 ans et plus, la part du financement public de leur consommation est passée de 70 % en 1979 à 56 % en 2019. Contrairement aux jeunes, les personnes âgées reposent de plus en plus sur leurs ressources propres pour financer leur consommation et dépendent de moins en moins des générations qui les suivent.

Si les générations qui sont actuellement à la retraite grèvent les comptes de la protection sociale, c’est simplement dû au fait qu’elles sont nombreuses et que leur poids démographique tend à s’accroître depuis le milieu des années 2000. Néanmoins, au niveau individuel, les retraités d’aujourd’hui ne sont pas favorisés par rapport à ceux d’hier. L’idée d’une génération qui sacrifie les générations suivantes pour préserver son bien-être économique est non seulement infondée empiriquement mais elle est aussi désolante car elle masque la richesse des relations entre les générations en ne mettant en avant qu’une dialectique du conflit.

À l’instar des comparaisons générationnelles, les thèmes privilégiés en économie démographique sont passionnants et permettent de dépasser les polémiques stériles. Les économistes français de la population ont ainsi constitué depuis deux ans une association professionnelle, l’Afepop, dont le congrès annuel se tiendra les 15 et 16 mai 2025 à Marseille. Cet évènement sera l’occasion de découvrir les multiples travaux contemporains à l’intersection de l’économie et de la démographie qui promeuvent une approche raisonnée de ces questions essentielles.


Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 5 a pour objet « Démographie : la transition silencieuse ». Vous pourrez y lire d’autres contributions. Le titre et les intertitres ont été produits par la rédaction de The Conversation France.The Conversation

Hippolyte d’Albis a reçu des financements de France Stratégie pour établir les comptes par génération pour la France.

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